Comment changer de modèle et d’échelle ? Dans un contexte où le modèle sociétal est de plus en plus remis en cause, l’agriculteur philosophe Pierre Rabhi invite chaque citoyen à changer radicalement de regard et de conscience pour créer une nouvelle société.
Article extrait du magazine Kaizen Paroles de Pierre Rabhi https://www.kaizen-magazine.com/article/pierre-rabhi-rafistole-pas-modele-on-le-change/
Les initiatives qui accompagnent la transition écologique sont-elles suffisantes pour faire évoluer le modèle actuel ?
Il ne sert à rien de rafistoler le modèle actuel, on ne s’en sortira jamais. On ne rafistole pas le modèle, on le change ! Nous devons arrêter cette croissance qui produit la concentration de richesse aux mains d’une minorité et qui appauvrit tout le monde. Lorsque j’ai fait campagne pour être candidat aux élections présidentielles en 2002, j’appelais à la décroissance et à l’insurrection des consciences en s’interrogeant sur quelle planète laisserons-nous à nos enfants, et quels enfants laisserons-nous à la planète ?
Le système actuel nous fait croire qu’en achetant on vivra un moment de satisfaction, mais que se passe-t-il ? On achète une belle voiture, une grande télévision, puis c’est la course en avant, sans fin. Nous sommes dans une société de la surabondance dans laquelle la société est malade.
On ne se pose pas assez la question sur le sens de la vie. Qu’est-ce que vivre ? Est-ce simplement naître, être éduqué à produire et à consommer et ensuite prendre sa retraite ? Est-ce qu’on continue à croire que nous sommes en vie ou est ce qu’on se pose la question : existe-t-il une vie avant la mort ?
Quelle serait alors la solution ?
Je pense profondément que la solution est dans le changement de paradigme. C’est pour cela que je parle de sobriété heureuse et de puissance de la modération : en réponse à l’insatisfaction permanente que génère le système de consommation.
En déclinant toutes les utopies concrètes qui sont déjà à l’œuvre dans l’agroécologie, l’éducation coopérative, les énergies, on pourrait s’organiser pour créer une grande coalition. En déterminant d’abord ce qui rassemble, puis en essayant de faire aligner les personnes et les structures sur les mêmes critères. On se rendra compte que nous avons les mêmes aspirations, avec des réponses et des actions diverses. Mais j’insiste sur l’importance de la fédération des consciences.
Qu’entendez-vous par fédération des consciences ?
Le temps est venu de penser autrement. Soit on continue à dire moi je suis chrétien, musulman, l’autre athée, juif ou arabe, etc., et chacun reste barricadé dans son système parce qu’il y trouve un confort, soit on dit non on ne se limite pas à ces identifications et on élève sa conscience.
Je préfère parler d’élévation de conscience, plutôt que de prise de conscience, parce que le mot « prise » me rappelle l’électricité et qu’on ne va pas se brancher à une prise de conscience ! Quoi que ça serait peut-être pas mal de se brancher et hop ça y est, ça arrive. [rires]
Plus sérieusement, l’élévation de conscience est un éveil. Plus on s’éveille, plus on s’élève et plus on s’élève, plus le regard sur la réalité est large, plus grand que son petit pré carré dans lequel on bricole. Il y a une nécessité aujourd’hui que l’humanité s’élève suffisamment en conscience pour reconnaître l’unité de la vie et de la nature. Car lorsque l’on prend conscience de la valeur de ce monde extraordinaire, rare au point d’être une oasis dans l’infini désertique, on ne peut pas continuer de l’abîmer !
On prend ainsi conscience qu’il n’y a pas l’écologie et moi, que je suis intégré dans la vie. Je suis enfant de cette réalité. Et d’un point de vue physiologique, je suis un mammifère vertical, admirant ou au contraire destructeur. Si je suis un être admirant je me réjouis de la vie, je vais m’émerveiller devant un coucher de soleil, un bel arbre. Et j’amène quoi ? Pas quelque chose de concret, mais ce que j’appelle le sacré. La nature est admirable et nous devons la respecter. D’autant plus, que c’est à elle que nous notre vie même et notre propre conscience.
Comment fédérer sa propre conscience avec celle des autres ?
Il s’agit de trouver le dénominateur commun, celui qui fédère tout le monde : et cela peut être l’écologie. Car tout le monde en dépend, l’écologie se moque si tu es de droite ou de gauche, athée ou religieux. Nous sommes les enfants de cette réalité magnifique, qui nous a incarné, incarné notre corps et notre conscience.
Par où commencer pour s’ouvrir à cette « élévation » de conscience ?
Cela passe déjà par un peu se connaître soi-même, parce que nous sommes aussi un mystère pour nous-mêmes. Nous sommes déterminés par des pulsions, des héritages, des cultures, et donc conditionnés à un mode de fonctionnement. Chaque peuple a un mode de fonctionnement qui n’est pas forcément en harmonie avec les autres peuples.
Il est vrai qu’il n’y a rien de plus difficile que de se connaître parce qu’on est tellement conditionné par des siècles de culture, notre cerveau est formaté d’une certaine façon, notre mode de pensée a été tellement pétrifié par des convictions, et chacun pense qu’il a raison. Tout cela créé des antagonismes.
Nous sommes complexes en soi. Mais le premier maillon de la connaissance de soi, à partir duquel je peux me connaître, est de savoir comment je m’inclus dans la société. Car si je ne me connais pas, il est plus difficile de prendre de recul puisqu’en réalité l’être humain fonctionne beaucoup sur ses pulsions et devient une proie aux manipulations. L’exemple le plus criant est celui de la publicité. Je n’ai pas besoin de voir une femme nue pour acheter une tronçonneuse ! C’est finalement une insulte à la femme, parce qu’elle est ici considérée comme un objet sexuel qui va me faire acheter un objet de consommation… On veut nous rendre malléable. Le peuple est manipulé par des représentations mentales et la publicité met le paquet pour le lobotomiser de façon qu’il ne réfléchisse plus et qu’ils soient guidé par ses instincts. Les publicitaires ont une connaissance très approfondie du fonctionnement psychologique de l’être humain. Il est donc primordial de changer d’abord de perception et de vision.
Coluche disait : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! » Il disait vrai ! Le regard qu’il avait sur la société était très lucide et il a transformé cela en rigolade philosophique.
Personnellement, je sais que la grande distribution est une horreur, donc je n’y vais pas. Soyons cohérent ! Parce qu’elle contribue à détruire la vie, elle alimente les multinationales et représente des lobbys internationaux qui confisquent à l’humanité les moyens de sa survie. Ils s’enrichissent ainsi. Les citoyens ont aussi leur part de responsabilité en les nourrissant.
Quel serait le rôle des politiques dans ce changement de modèle ?
Les politiques sont pris dans une logique telle, qu’ils sont souvent amenés à la démagogie pour attirer les votes. Le problème c’est qu’ils défilent les uns après les autres, comme autant en emporte le vent… Même s’il est important de faire toutes ces lois sur l’agriculture, les semences, etc., pour légiférer, il faudrait dans un premier temps une action des citoyens plus importante. Parce qu’en réalité, c’est le peuple qui est concerné.
Comment, malgré tout, le peuple peut-il pousser les élus à changer les lois ?
En étant suffisamment nombreux, pour dire : « Ecouter ça suffit ! ». En lançant de grandes pétitions, sur des thèmes bien précis, diffusées largement, partout, sur tous les réseaux, et obtenir les signatures de la part d’électeurs. La conscience citoyenne doit réellement être prise en compte. Parce qu’aujourd’hui nous sommes dans la posture : nous allons élire une personne qui va trahir ce qu’elle a dit, qui ne va pas appliquer ce qu’elle a promis…
Et si les gens, eux-mêmes n’engagent pas leur propre transformation, à quoi ça sert ? Bien sûr, on obtiendra des choses par ci par là, mais le véritable problème de l’humanité est au cœur de l’humanité, dans sa propre conscience et sa vision du monde. Si on ne change pas de niveau de conscience, on ne changera pas modèle sociétal…
Entretien réalisé par Sabah Rahmani
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